lundi 2 juillet 2018




L’agriculture, art d’habiter la terre

La terre n’a pas besoin de paroles puisqu’elle est là, omniprésente, sous nos pieds, autour de nous. Le paysage, nous en avons tous une expérience. La nature, nous pensons la connaître. Pourtant nous nous tenons à grande distance de ces trois visages du monde. Nous les tenons désormais pour des objets extérieurs, lointains, des sujets d’observation ou de protection, de conservation ou d’exploitation. Et de ce point de vue, il n’émerge pas grand-chose des mouvements de l’écologie qui restent anthropocentrés. (Philippe Descola, Par-delà nature et culture).
Parce que nous pouvons penser que la séparation est consommée ou au contraire qu’il est toujours temps de se lier d’amitié, de renouer. Dans les deux cas, il s’agit d’agir, mais tout d’abord de penser. Car les deux voies qui s’ouvrent, celle de l’artificialisation du monde, et celle de l’amitié pour le monde (croire, aimer) s’opposent et dessinent deux hommes tout à fait différents.
Je voudrais partager avec vous une manière de regarder la terre, le métier qui en est le plus proche, et les conséquences du regard que nous portons, ce à quoi il nous autorise ou non. Je vais tenter d’éclairer un point de vue, un point d’observation duquel on peut voir que l’agriculture est un métier, une fonction, constitutifs de notre humanité, un des lieux dans lequel est mis en jeu aussi bien notre survie physique et celle de beaucoup d’autres êtres vivants, mais aussi notre survie en tant qu’êtres venus au monde et qui se constituent avec lui. Et de ce point de vue, nous sommes tous agriculteurs, c’est à dire nous sommes tous liés à ce métier, et nous participons tous à cette manière de dessiner la terre, de l’habiter, nous participons tous à sa fécondité, et à sa crise de fécondité.
La cause qui surpasse toutes les autres pour un habitant du monde qui a encore la liberté de disposer de lui-même, qui surpasse y compris les terribles injustices perpétrées par ailleurs, est celle de la Terre qui est la maison commune des vivants. Et pas seulement parce que là se joue notre survie, comme celle d’autres espèces. Mais parce qu’elle ouvre le chemin de l’accord avec nous-mêmes, le chemin de la réconciliation. Et l’homme se constitue, l’homme particulier d’un temps donné, par son mode d’agir, sa manière de regarder le monde et de l’habiter jusqu’à en faire sa demeure, sa demeure intérieure.
Paysage intérieur, car rien de ce qui touche le monde tel que nous le voyons, tel que nous le percevons, n’est étranger à la constitution même de notre imaginaire, on pourrait dire de notre âme. Tout ce qui touche la chair même du monde affecte notre propre chair. La réciproque est vraie.

Naturellement, quand on s’approche de l’agriculture, qu’on tente d’en saisir le sens et la technique, on comprend qu’elle ne consiste pas simplement à la produire, à multiplier des protéines ou diverses substances alimentaires, énergétiques ou industrielles. Elle est le domaine du nourricier, elle est au confluent de l’homme et du paysage. Elle met en jeu cette totalité qui constitue un être : corps, cœur et esprit. Elle définit un des lieux où se mêlent l’être de l’homme et l’être du monde. Le nourricier, parce qu’il puise dans le monde, s’adresse aussi au monde, il y fleurit, s’y répand. En somme, l’agriculture avant d’être une activité, c’est à dire un art ou une technique est une patiente interrogation du paysage, de la nature, de l’homme. Sans cesse, elle conduit à ces trois termes qui recouvrent l’invisible, le visible, et l’homme et son art propre. Elle est donc primordiale. (La poiésis et la technè.)


Qu’est-ce que la nature, la terre, le paysage ?
Si on se tient en un lieu donné où le vivant non-humain tient une place majeure, de manière perceptible, on voit les pierres, le ciel, la terre, l’eau qui coule et celle du ciel, les arbres et buissons, les plantes, les animaux terrestres et les oiseaux ; et encore les insectes qui volent, rampent, fouillent. Il y a aussi tout ce qu’on ne voit pas, et qui pèse tant : vent, bactéries, champignons, la myriade de micro-organismes. Tout cela est en transformation constante, dans une co-création : roche – bactérie – racines – humus – tige – fleur – herbivore, carnivore, mais aussi les organismes marins, vivent en symbiose…digestion du monde et son renouvellement, procession de forces visibles mais également invisibles. On a le sentiment de la nature. La nature est à l’œuvre derrière le visible, elle est le principe agissant, elle est l’être dans son déploiement.
La terre est une profondeur et non pas une simple surface.
Le paysage se compose, il est l’assemblée des signes de la nature. Il est une langue, un logos, c’est la langue de la nature, et on pourrait dire un paysage est une parole dont la forme est parvenue au visible. Le paysage est ainsi le lieu de la venue de l’être au monde. Et parler d’être concerne aussi bien notre être particulier, notre être d’homme, que de celui de tout vivant. Le lieu de notre venue au monde, de l’éclosion de notre être, nous le modifions par notre présence, nous le dessinons pour le rendre conforme, identique à notre habitation intérieure, à notre âme, à notre désir. Alors ce métier particulier, ce métier d’agriculteur qui est le premier métier nourricier, qui est aussi l’un des grands métiers du paysage, est faiseur d’être et aussi miroir de l’être.
Et maintenant que la fatigue du paysage se fait sentir, qu’elle est devenue criante, et avec elle, la fatigue de la pensée, la fatigue du cœur, il nous faut opérer une remontée vers l’intérieur, qui est le lieu de l’origine, approcher au plus près, se pencher, observer combien la frontière est ténue, celle qui sépare l’intérieur de l’extérieur, s’ouvrir à la cause commune du vivant.
Il s’agit de s’approcher au plus près du vivant dans ce qu’il est, tenter de le distinguer de nos artefacts, de nos objets de volonté, qui nous brouillent la vue, l’intelligence et les sens. Notre tendance à l’abstraction domine. Notre intelligence du monde, notre manière d’habiter la terre, est engagée dans une voie sombre qui réduit le monde au plan de l’utilité, qui nous réduit nous-mêmes à notre fonction de produire. (l’économie de l’homme ancien, qualité de l’homme, exigence, liberté, temps, verticalité, spirituel).

Néolithique. L’agriculture ne répond à aucune nécessité objective ; toute lecture utilitariste de l’Histoire est insuffisante. Nous sommes des rêveurs, et lorsque nous avons rêvé des dieux, nous avons peint des grottes et construit des temples, puis lorsque nous avons rêvé de supermarchés, nous avons fait des supermarchés. C’est la taille de nos rêves qui change. La chasse et la cueillette nous nourrissent et ne nous prennent que peu de temps. Des cinq grands foyers néolithiques (Proche et Moyen Orient, Chine, Nouvelle Guinée, Afrique sahélienne, Amérique), on pense que seulement l’un d’entre eux, l’Afrique du Nord, connaît une certaine crise de la prédation, le gibier commence à manquer. Il s’agit d’autre chose donc. Il s’agit d’une révolution dans l’ordre de la conscience, on peut parler de révolution religieuse, d’un changement de cosmogonie, de théogonie. (Alain Testart, La déesse et le grain). De pèlerins nomades qui tendent la main vers ce qui existe, qui est donné, nous devenons semeurs, hommes de métier, c’est à dire assurant un ministère. Ce moment est aussi celui des prémices de la ville. Caïn et Abel. Car l’agriculture est chose de sédentaires, et il a fallu attendre le XXe siècle pour imaginer la ville séparée de sa ceinture agricole, pour renvoyer les terres cultivées de plus en plus loin. Entre les deux guerres, la moitié de la nourriture de Paris entre à pied dans la ville. Nous dirons que l’agriculture, la culture, est l’art d’habiter la terre, art propre de l’homme qui a choisi sa vocation sédentaire. Il faut bien voir que la ville lui est liée, elle en est un aspect. Le second art du paysage, celui qui longtemps a tenu peu de place et qui est devenu envahissant, est l’art de bâtir, de bâtir la ville. L’allemand bauen signifie bâtir et cultiver. Le paysan est ainsi appelé bâtisseur. Et le maçon est le cultivateur de villes. Cultiver vient de colere. Habiter le monde est bien la modalité de l’être. Commune à tout ce vit : l’arbre est charpente visible et chemin d’eau et de lumière, enracinement de terre et de ciel, souffle qui traverse le monde et l’anime.

Dans le temps de l’Histoire. Temps profane. Les hommes aménagent le monde, le rendent habitable, perfectionnent la cité, l’organisation du travail. L’agriculture participe au surgissement de cette société miraculeuse. Elle est mère de tous les arts. Le paysan travaille, choisit les variétés qui donneront après des générations le blé le plus beau, le meilleur pain, il apprend à interpréter le langage propre du paysage, le sens du vol des oiseaux, l’odeur de la terre, à prévoir la gelée printanière, à savoir l’attraction des astres.
Lentement, l’opération magique qui consistait à semer le grain en terre et à espérer qu’il germe devient prévisible, enchaînement de causes. La distance s’établit avec un sol et une nature domestiqués. Homère écrit, dans L’Odyssée : « Quand le roi respecte les dieux, quand il vit conformément à la justice, alors la terre noire porte le blé et l’orge, le troupeau ne cesse de croître, la mer abonde en poissons, et les arbres plient sous les fruits ». Dans son livre Le petit agronome, Paul Cunisset-Carnot, paru en 1890, affirme que « la terre est naturellement inerte, ingrate et inféconde. Il faut que l'homme, pour en tirer sa vie, la fertilise par un travail acharné. Il doit lui restituer la richesse qu'elle lui donne, car s'il l'abandonnait à elle-même, elle deviendrait promptement stérile. » Le pas a été franchi, la séparation est consommée. Elle permettra la matérialisation des idées les plus violentes, parmi celles-ci, la monoculture, qui va devenir le fondement idéologique de l’agriculture moderne.
Montée en puissance de la volonté, changement dans l’ordre du désir. Le rêve se transforme, il prépare les grands cauchemars du XXe siècle.
Les cinq étapes du renoncement à la terre :
ü Sélection variétale (uniformité, perte de variabilité) XVIIIe,
ü Mécanisation (affaissement du paysage comme signe de la nature) XIXe,
ü Chimie de l’ordre nouveau (éradication du chaos vivant) XIX et XXe,
ü Génétique XXe (poursuite de l’uniformité, généralisation de l’artefact et de la concentration de capitaux),
ü Climat XXIe (comment affranchir l’agriculture de l’esclavage du climat, (Caleb Harper, projet Open Agriculture, Media Lab MIT)

Il s’agit ici, lorsqu’on parle d’agriculture, véritablement de l’art d’habiter la terre. Ça n’est pas une question de technique. C’est une question plus profonde, elle affecte notre monde intérieur autant que le monde apparent, c’est une question poétique, c’est une question spirituelle.
On voit bien qu’il y a deux voies ouvertes dans le dialogue avec la terre : la voie de l’intensification de la technique dans laquelle nous nous extrayons du monde, nous sommes hors sol, et la voie de la réconciliation. Ces deux voies s’opposent. Elles s’ouvrent aussi sur deux hommes différents, deux humanités, deux songes. Il n’y a pas de statu quo. Nous sommes devant un choix, peut-être le plus grave depuis que nous avons commencé à cultiver les plantes et élever des animaux, depuis que nous sommes devenus sédentaires, depuis le meurtre d’Abel par Caïn.
Dans ce sens, il nous est nécessaire, fécond, de comprendre qu’il est un rapport ouvert de réciprocité avec la terre, que notre manière d’habiter la terre est déterminante. Nous agissons, comme tous les vivants dans et sur la terre. Elle ne cesse de même d’agir sur nous, sur notre totalité physiologique et imaginaire. Reconnaître sa part créative en nous institue le silence préalable à l’action juste, établit la mesure qui fonde la possibilité de l’art. En ce sens il n’y a pas d’extérieur ou d’intérieur mais un continu qui s’établit au long de la frontière ténue. Nous sommes responsables de ce que nous aimons, nous sommes responsables du visage de nos dieux.

Il est remarquable que l’incertitude croît, nous retrouvons le climat imprévisible, nous sommes peu sûrs de nous-mêmes, de notre capacité à transmettre des connaissances, celles que nous avons acquises nous apparaissent problématiques, l’avenir devient une denrée rare. Nous cherchons les moyens de rassurer notre inquiétude, de surmonter le gouffre. Et pourtant, tout progrès dans ce sens, toute tentative de limiter le chaos du monde exige des moyens croissants, démesurés, que la terre-monde n’est plus en mesure de supporter. Alors le paradoxe est le suivant : toute avancée dans le sens de la limitation du risque contribue à l’augmenter. La réponse est ailleurs.
Le monde est fragile, sa beauté même est dans cette fragilité ; nous sommes une espèce fragile, comme les autres. Vouloir à tout prix venir à bout de cette fragilité suppose la mise en œuvre de moyens titanesques, et étrangers au phénomène chaotique de la vie même. Au risque probable de ne pas y parvenir.
La joie première est toute dans l’acceptation de la fragilité du monde. En cela, lorsque l’agriculture fait le choix de l’alliance avec ce qui vit, elle donne libre cours à la verdeur de la terre (viridité d’Hildegard von Bingen), c’est à dire à la joie.

Henri de Pazzis, 
Eygalières le 22 juin 2018




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