L’agriculture, art d’habiter la terre
La terre n’a pas besoin de paroles puisqu’elle est
là, omniprésente, sous nos pieds, autour de nous. Le paysage, nous en avons
tous une expérience. La nature, nous pensons la connaître. Pourtant nous nous tenons
à grande distance de ces trois visages du monde. Nous les tenons désormais pour
des objets extérieurs, lointains, des sujets d’observation ou de protection, de
conservation ou d’exploitation. Et de ce point de vue, il n’émerge pas
grand-chose des mouvements de l’écologie qui restent anthropocentrés. (Philippe
Descola, Par-delà nature et culture).
Parce que nous pouvons penser que la séparation est
consommée ou au contraire qu’il est toujours temps de se lier d’amitié, de
renouer. Dans les deux cas, il s’agit d’agir, mais tout d’abord de penser. Car
les deux voies qui s’ouvrent, celle de l’artificialisation du monde, et celle
de l’amitié pour le monde (croire, aimer) s’opposent et dessinent deux hommes
tout à fait différents.
Je voudrais partager avec vous une manière de
regarder la terre, le métier qui en est le plus proche, et les conséquences du
regard que nous portons, ce à quoi il nous autorise ou non. Je vais tenter
d’éclairer un point de vue, un point d’observation duquel on peut voir que
l’agriculture est un métier, une fonction, constitutifs de notre humanité, un
des lieux dans lequel est mis en jeu aussi bien notre survie physique et celle
de beaucoup d’autres êtres vivants, mais aussi notre survie en tant qu’êtres
venus au monde et qui se constituent avec lui. Et de ce point de vue, nous
sommes tous agriculteurs, c’est à dire nous sommes tous liés à ce métier, et
nous participons tous à cette manière de dessiner la terre, de l’habiter, nous
participons tous à sa fécondité, et à sa crise de fécondité.
La cause qui surpasse toutes les autres pour un
habitant du monde qui a encore la liberté de disposer de lui-même, qui surpasse
y compris les terribles injustices perpétrées par ailleurs, est celle de la
Terre qui est la maison commune des vivants. Et pas seulement parce que là se
joue notre survie, comme celle d’autres espèces. Mais parce qu’elle ouvre le
chemin de l’accord avec nous-mêmes, le chemin de la réconciliation. Et l’homme
se constitue, l’homme particulier d’un temps donné, par son mode d’agir, sa
manière de regarder le monde et de l’habiter jusqu’à en faire sa demeure, sa
demeure intérieure.
Paysage
intérieur, car rien de ce qui touche le monde tel que nous le voyons, tel que
nous le percevons, n’est étranger à la constitution même de notre imaginaire,
on pourrait dire de notre âme. Tout ce qui touche la chair même du monde
affecte notre propre chair. La réciproque est vraie.
Naturellement, quand on s’approche de l’agriculture,
qu’on tente d’en saisir le sens et la technique, on comprend qu’elle ne consiste
pas simplement à la produire, à multiplier des protéines ou diverses substances
alimentaires, énergétiques ou industrielles. Elle est le domaine du nourricier,
elle est au confluent de l’homme et du paysage. Elle met en jeu cette totalité
qui constitue un être : corps, cœur et esprit. Elle définit un des lieux
où se mêlent l’être de l’homme et l’être du monde. Le nourricier, parce qu’il
puise dans le monde, s’adresse aussi au monde, il y fleurit, s’y répand. En
somme, l’agriculture avant d’être une activité, c’est à dire un art ou une
technique est une patiente interrogation du paysage, de la nature, de l’homme.
Sans cesse, elle conduit à ces trois termes qui recouvrent l’invisible, le
visible, et l’homme et son art propre. Elle est donc primordiale. (La poiésis et la technè.)
Qu’est-ce que la nature, la terre, le paysage ?
Si on se tient en un lieu donné où le vivant
non-humain tient une place majeure, de manière perceptible, on voit les
pierres, le ciel, la terre, l’eau qui coule et celle du ciel, les arbres et
buissons, les plantes, les animaux terrestres et les oiseaux ; et encore
les insectes qui volent, rampent, fouillent. Il y a aussi tout ce qu’on ne voit
pas, et qui pèse tant : vent, bactéries, champignons, la myriade de
micro-organismes. Tout cela est en transformation constante, dans une
co-création : roche – bactérie – racines – humus – tige – fleur –
herbivore, carnivore, mais aussi les organismes marins, vivent en
symbiose…digestion du monde et son renouvellement, procession de forces
visibles mais également invisibles. On a le sentiment de la nature. La nature est à l’œuvre
derrière le visible, elle est le principe agissant, elle est l’être dans son
déploiement.
La terre
est une profondeur et non pas une simple surface.
Le paysage
se compose, il est l’assemblée des signes de la nature. Il est une langue, un logos, c’est la langue de la nature, et
on pourrait dire un paysage est une parole dont la forme est parvenue au visible.
Le paysage est ainsi le lieu de la venue de l’être au monde. Et parler d’être concerne aussi bien notre
être particulier, notre être d’homme, que de celui de tout vivant. Le lieu de
notre venue au monde, de l’éclosion de notre être, nous le modifions par notre
présence, nous le dessinons pour le rendre conforme, identique à notre
habitation intérieure, à notre âme, à notre désir. Alors ce métier particulier,
ce métier d’agriculteur qui est le premier métier nourricier, qui est aussi
l’un des grands métiers du paysage, est faiseur d’être et aussi miroir de l’être.
Et maintenant que la fatigue du paysage se fait
sentir, qu’elle est devenue criante, et avec elle, la fatigue de la pensée, la
fatigue du cœur, il nous faut opérer une remontée vers l’intérieur, qui est le
lieu de l’origine, approcher au plus près, se pencher, observer combien la
frontière est ténue, celle qui sépare l’intérieur de l’extérieur, s’ouvrir à la
cause commune du vivant.
Il s’agit de s’approcher au plus près du vivant
dans ce qu’il est, tenter de le distinguer de nos artefacts, de nos objets de
volonté, qui nous brouillent la vue, l’intelligence et les sens. Notre tendance
à l’abstraction domine. Notre intelligence du monde, notre manière d’habiter la
terre, est engagée dans une voie sombre qui réduit le monde au plan de
l’utilité, qui nous réduit nous-mêmes à notre fonction de produire. (l’économie
de l’homme ancien, qualité de l’homme, exigence, liberté, temps, verticalité,
spirituel).
Néolithique.
L’agriculture ne répond à aucune nécessité objective ; toute lecture
utilitariste de l’Histoire est insuffisante. Nous sommes des rêveurs, et
lorsque nous avons rêvé des dieux, nous avons peint des grottes et construit
des temples, puis lorsque nous avons rêvé de supermarchés, nous avons fait des
supermarchés. C’est la taille de nos rêves qui change. La chasse et la
cueillette nous nourrissent et ne nous prennent que peu de temps. Des cinq
grands foyers néolithiques (Proche et Moyen Orient, Chine, Nouvelle Guinée,
Afrique sahélienne, Amérique), on pense que seulement l’un d’entre eux,
l’Afrique du Nord, connaît une certaine crise de la prédation, le gibier
commence à manquer. Il s’agit d’autre chose donc. Il s’agit d’une révolution
dans l’ordre de la conscience, on peut parler de révolution religieuse, d’un
changement de cosmogonie, de théogonie. (Alain Testart, La déesse et le grain).
De pèlerins nomades qui tendent la main vers ce qui existe, qui est donné, nous
devenons semeurs, hommes de métier, c’est à dire assurant un ministère. Ce
moment est aussi celui des prémices de la ville. Caïn et Abel. Car l’agriculture
est chose de sédentaires, et il a fallu attendre le XXe siècle pour imaginer la
ville séparée de sa ceinture agricole, pour renvoyer les terres cultivées de
plus en plus loin. Entre les deux guerres, la moitié de la nourriture de Paris
entre à pied dans la ville. Nous dirons que l’agriculture, la culture, est
l’art d’habiter la terre, art propre de l’homme qui a choisi sa vocation
sédentaire. Il faut bien voir que la ville lui est liée, elle en est un aspect.
Le second art du paysage, celui qui longtemps a tenu peu de place et qui est
devenu envahissant, est l’art de bâtir, de bâtir la ville. L’allemand bauen signifie bâtir et cultiver. Le
paysan est ainsi appelé bâtisseur. Et le maçon est le cultivateur de villes. Cultiver
vient de colere. Habiter le monde est
bien la modalité de l’être. Commune à tout ce vit : l’arbre est charpente
visible et chemin d’eau et de lumière, enracinement de terre et de ciel,
souffle qui traverse le monde et l’anime.
Dans le temps de l’Histoire.
Temps profane. Les hommes aménagent le monde, le rendent habitable,
perfectionnent la cité, l’organisation du travail. L’agriculture participe au
surgissement de cette société miraculeuse. Elle est mère de tous les arts. Le
paysan travaille, choisit les variétés qui donneront après des générations le
blé le plus beau, le meilleur pain, il apprend à interpréter le langage propre
du paysage, le sens du vol des oiseaux, l’odeur de la terre, à prévoir la gelée
printanière, à savoir l’attraction des astres.
Lentement,
l’opération magique qui consistait à
semer le grain en terre et à espérer qu’il germe devient prévisible,
enchaînement de causes. La distance s’établit avec un sol et une nature
domestiqués. Homère écrit, dans L’Odyssée : « Quand le roi respecte les dieux, quand il vit conformément à la
justice, alors la terre noire porte le blé et l’orge, le troupeau ne cesse de
croître, la mer abonde en poissons, et les arbres plient sous les fruits ».
Dans son livre Le
petit agronome, Paul Cunisset-Carnot, paru en 1890, affirme que « la terre est naturellement inerte,
ingrate et inféconde. Il faut que l'homme, pour en tirer sa vie, la fertilise
par un travail acharné. Il doit lui restituer la richesse qu'elle lui donne,
car s'il l'abandonnait à elle-même, elle deviendrait promptement
stérile. » Le pas a été franchi, la séparation est consommée. Elle
permettra la matérialisation des idées les plus violentes, parmi celles-ci, la monoculture, qui va devenir le
fondement idéologique de l’agriculture moderne.
Montée en puissance de la volonté, changement
dans l’ordre du désir. Le rêve se transforme, il prépare les grands cauchemars
du XXe siècle.
Les cinq étapes du renoncement à la terre :
ü Sélection variétale (uniformité, perte de
variabilité) XVIIIe,
ü Mécanisation (affaissement du paysage comme
signe de la nature) XIXe,
ü Chimie de l’ordre nouveau (éradication du
chaos vivant) XIX et XXe,
ü Génétique XXe (poursuite de l’uniformité,
généralisation de l’artefact et de la concentration de capitaux),
ü Climat XXIe (comment affranchir l’agriculture
de l’esclavage du climat, (Caleb Harper, projet Open Agriculture, Media Lab
MIT)
Il s’agit ici, lorsqu’on parle d’agriculture,
véritablement de l’art d’habiter la terre. Ça n’est pas une question de
technique. C’est une question plus profonde, elle affecte notre monde intérieur
autant que le monde apparent, c’est une question poétique, c’est une question
spirituelle.
On voit bien qu’il y a deux voies ouvertes dans le
dialogue avec la terre : la voie de l’intensification de la technique dans
laquelle nous nous extrayons du monde, nous sommes hors sol, et la voie de la
réconciliation. Ces deux voies s’opposent. Elles s’ouvrent aussi sur deux
hommes différents, deux humanités, deux songes. Il n’y a pas de statu quo. Nous
sommes devant un choix, peut-être le plus grave depuis que nous avons commencé
à cultiver les plantes et élever des animaux, depuis que nous sommes devenus
sédentaires, depuis le meurtre d’Abel par Caïn.
Dans ce sens, il nous est nécessaire, fécond, de
comprendre qu’il est un rapport ouvert de réciprocité avec la terre, que notre
manière d’habiter la terre est déterminante. Nous agissons, comme tous les
vivants dans et sur la terre. Elle ne cesse de même d’agir sur nous, sur notre
totalité physiologique et imaginaire. Reconnaître sa part créative en nous
institue le silence préalable à l’action juste, établit la mesure qui fonde la
possibilité de l’art. En ce sens il n’y a pas d’extérieur ou d’intérieur mais
un continu qui s’établit au long de la frontière ténue. Nous sommes
responsables de ce que nous aimons, nous sommes responsables du visage de nos
dieux.
Il est remarquable que l’incertitude croît, nous
retrouvons le climat imprévisible, nous sommes peu sûrs de nous-mêmes, de notre
capacité à transmettre des connaissances, celles que nous avons acquises nous apparaissent
problématiques, l’avenir devient une denrée rare. Nous cherchons les moyens de
rassurer notre inquiétude, de surmonter le gouffre. Et pourtant, tout progrès
dans ce sens, toute tentative de limiter le chaos du monde exige des moyens
croissants, démesurés, que la terre-monde n’est plus en mesure de supporter.
Alors le paradoxe est le suivant : toute avancée dans le sens de la
limitation du risque contribue à l’augmenter. La réponse est ailleurs.
Le monde est fragile, sa beauté même est dans cette
fragilité ; nous sommes une espèce fragile, comme les autres. Vouloir à
tout prix venir à bout de cette fragilité suppose la mise en œuvre de moyens
titanesques, et étrangers au phénomène chaotique de la vie même. Au risque
probable de ne pas y parvenir.
La joie première est toute dans l’acceptation de la
fragilité du monde. En cela, lorsque l’agriculture fait le choix de l’alliance
avec ce qui vit, elle donne libre cours à la verdeur de la terre (viridité
d’Hildegard von Bingen), c’est à dire à la joie.
Henri de Pazzis,
Eygalières le 22 juin 2018